Par Danielle Bahiaoui – 2003
Ce qu’il faut mal la connaître, tout de même, pour faire de George Sand un écrivain régionaliste ! Mais, plus qu’une méconnaissance, ne s’agirait-il pas plutôt d’une énorme mauvaise foi ? Elle a tellement dérangé, tellement bousculé les esprits « bien-pensants » de son siècle, qu’on a cherché tous les moyens pour la discréditer aux yeux des lecteurs. Impossible de faire taire cette écrivain intarissable, cette infatigable polémiste ? Qu’à cela ne tienne : on l’a bâillonnée autrement ; on l’a attaquée sur d’autres fronts. On a mis l’accent sur l’aspect scandaleux de sa vie personnelle et sentimentale en faisant d’elle une ogresse dévoreuse d’hommes ; et puis, pire encore, on a dénigré la qualité de ses peuvres, on a donné d’elle, peu à peu, l’image d’un écrivain mineur, on a rangé ses oeuvres au rayon des oubliettes, et dans ce lent naufrage savamment et patiemment orchestré, seuls ont surnagé quelques romans dits « champêtres », parce qu’on a cru – à tort bien sûr – qu’ils n’étaient pas dangereux, eux, ou plutôt parce qu’on les présentés comme des « bluettes » insignifiantes dont on pouvait sans risques permettre la lecture – superficielle – à des élèves de cinquième ou de quatrième.
Quelle arme terrible que la rumeur publique ! Elle peut non seulement détruire une réputation et occulter totalement la réalité, mais elle peut poursuivre sa victime de son anathème dans les siècles des siècles, comme on disait dans l’Eglise de mon enfance ! Et c’est ce qui est arrivé à celle qui fut pourtant, de son vivant, reconnue par ses pairs comme un très grand écrivain et comme une femme hors du commun. Citons par exemple Balzac : « Elle a du génie et mène une de ces existences exceptionnelles que l’on ne saurait juger comme les existences ordinaires. », Heine : « le plus grand poète de prose que possèdent les Français », Renan : « Ses oeuvres sont vraiment l’écho de notre siècle » ou encore « Elle fut le poète inspiré qui revêtit d’un corps nos espérances, nos plaintes, nos fautes, nos gémissements », Bakounine : Elle n’est pas seulement poète mais prophète », Chateaubriand : « Le Lord Byron de la France », Hugo : « George Sand a dans notre temps une place unique. D’autres sont les grands hommes : elle est la grande femme. » – « Je la félicite parce que ce qu’elle a fait est grand, et je la remercie parce que ce qu’elle a fait est bon. » , Alexandre Dumas fils : «Elle pense comme Montaigne, elle rêve comme Ossian, elle écrit comme Jean-Jacques. Léonard dessine sa phrase, et Mozart la chante. Mme de Sévigné lui baise les mains et Mme de Staël s’agenouille quand elle passe. », Dostoïevski : « Une femme presque unique par la vigueur de son esprit et de son talent. » Mais quand George fut définitivement couchée sous la si lourde pierre de sa tombe à Nohant, quand tous ceux qui l’avaient connue et estimée à sa juste valeur se furent peu à peu éteints, on poussa un « ouf » de soulagement, on mit en branle la diffamation insinuante et la calomnie malveillante. Qui ça « on » ? L’opinion publique, les pouvoirs, tous les pouvoirs en place… Et ça a marché ! Et ça a fait boule de neige. Difficile de réfuter tous les avis d’autorité, à commencer par les manuels scolaires où on lui consacre si peu, si peu de pages… Moi-même, née à La Châtre, je crus mes maîtres sur parole. S’ils ne me disaient rien d’elle c’est sans doute que son oeuvre ne méritait pas qu’on s’y arrêtât davantage. Pourtant, de tout temps, j’ai bien aimé cette femme qui avait osé affronté la société de son temps. Mais ce que je savais d’elle demeurait extraordinairement superficiel : elle avait porté des pantalons, fumé le cigare, elle avait eu de nombreux amants… et c’était à peu près tout. Quant à son oeuvre, j’avais lu, à treize ou quatorze ans, les fameux romans champêtres et ceux qui me les avaient fait lire ne m’en avaient pas laissé un souvenir impérissable… Et puis un jour… mais c’est une autre histoire !
Combien de gens comme moi sont passés de bonne foi à côté de ce grand écrivain, de cette grande âme ? Combien n’ont pas eu, comme moi, la chance de la rencontrer un jour au détour d’un cheminement intellectuel, combien n’ont pas eu l’opportunité de pouvoir, presque par hasard – mais le hasard existe-t-il ? – découvrir une oeuvre aussi importante – tant par la quantité que par la qualité – que celle de Hugo et de Balzac, pour ne parler que de ses exacts contemporains ?
Notre « rencontre » se fit à travers, d’une part sa correspondance, et d’autre part, le premier roman qu’elle écrivit seule, en 1832, Indiana. Et ce fut, dans les deux cas, une véritable révélation. Femme exceptionnelle et attachante, George Sand m’apparut – enfin ! – comme un écrivain de génie. Sa vie et son oeuvre sont si étroitement imbriquées l’une dans l’autre, qu’elle sont totalement indissociables. La remarquable épistolière témoigne et de l’une, et de l’autre. Dès cette première « rencontre » je me rendis compte que, loin d’être une médiocre romancière ne devant sa « survie » littéraire qu’à cinq ou six romans ayant pour cadre le Berry, elle avait eu, au contraire – et ce, dès le départ – une dimension européenne.
En effet, avec Indiana elle s’inscrit d’emblée dans le grand courant romantique. Ce roman, au cadre mi-parisien, mi-exotique, doit sans doute son immédiat succès à son appartenance incontestable à la mouvance artistique et intellectuelle de l’époque. 830, c’est l’apogée du romantisme et la nouvelle romancière, échappée de son lointain Berry et montée quasiment en fraude à la capitale, reprend d’instinct, et avec brio les grands thèmes de la génération des « Enfants du siècle », et illustre parfaitement leurs déchirures, leurs angoisses, leur quête éperdue d’un absolu qu’ils savent pourtant impossible à atteindre. Musset ne s’y est pas trompé, qui lui adresse un très beau poème inspiré par la lecture du roman :
Sand, quand tu l’écrivais, où donc l’avais-tu vue Cette scène terrible où Noun à demi nue Sur le lit d’Indiana s’enivre avec Raimond ? Qui donc te la dictait, cette page brûlante Où l’amour cherche en vain d’une main palpitante Le fantôme adoré de son illusion ? En as-tu dans le coeur la triste expérience ? Ce qu’éprouve Raimond te le rappelais-tu ? Et tous ces sentiments d’une vague souffrance, Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d’un vide immense, As-tu rêvé cela, George, ou l’as-tu connu ? N’est-ce pas le réel dans toute sa tristesse Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs Versant à son ami le vin de sa maîtresse, Croyant que le bonheur c’est une nuit d’ivresse, Et que la volupté, c’est le parfum des fleurs ? Et cet être divin, cette femme angélique Que dans l’air embaumé Raimond voit voltiger, Cette frêle Indiana, dont la forme magique Erre sur les miroirs comme un spectre léger, – Ô George ! n’est-ce pas la pâle fiancée Dont l’Ange du désir est l’immortel amant ? N’est-ce pas l’Idéal, cette amour insensés Qui sur tous les amours plane éternellement ? Ah, malheur à celui qui lui livre son âme ! Qui couvre de baisers sur le corps d’une femme Le fantôme d’une autre, et qui sur la beauté Veut boire l’idéal dans la réalité ! Malheur à l’imprudent qui, lorsque Noun l’embrasse, Peut penser autre chose en entrant dans son lit, Sinon que Noun est belle, et que le Tems qui passe A compté sur ses doigts les heures de la nuit ! Demain viendra le jour, – demain, désabusée, Noun, la fidèle Noun, par sa douleur brisée, Rejoindra sous les eaux l’ombre d’Ophélia. Elle abandonnera celui qui la méprise ; Et le coeur orgueilleux qui ne l’a pas comprise Aimera l’autre en vain – n’est-ce pas, Lélia ?
Pour devenir romancière il a donc fallu que la baronne Dudevant quitte son manoir berrichon, qui était pour elle, à ce moment-là, une cage, même dorée, même adorée. Il faut parfois savoir et vouloir briser les barreaux du confort pour mériter sa liberté. C’est ce qu’elle a fait. Pas facile de tourner la page, de quitter ce Nohant tant aimé, mais devenu depuis son mariage une sorte de prison, puisque le baron Casimir y régnait en maître légitime. Sandeau, « le petit Jules », « le gentil colibri » va lui servir de prétexte, va lui donner l’impulsion nécessaire pour s’élancer hors du nid. C’est là sans doute son plus grand mérité ! Et la voilà tout de suite propulsée au sommet, reconnue par les plus grands, adulée et – déjà – vilipendée et traînée dans la boue. La célébrité a ses revers.
Le Romantisme est un mouvement européen. Venu d’Allemagne et d’Angleterre, il va faire de Paris sa capitale et de l’Italie sa terre de prédilection. Bien avant de devenir George Sand, la jeune Aurore s’est nourrie aux sources de ce romantisme européen. Elle a lu Byron , Walter Scott et Richardson, Goethe et Hoffmann. D’ailleurs, dans les premières pages d’Histoire de ma vie, c’est tout naturellement que viennent sous sa plume des noms de héros romantiques célèbres : Werther, Manfred, ou Faust et Hamlet. Et dans Histoire de ma vie également elle rend hommage à Hoffmann (ch.XII 2e partie) : « Il n’y a rien de plus vrai au monde que cette folle et poétique histoire d’Hoffmann intitulée Casse-Noisette. C’est la vie intellectuelle de l’enfant prise sur le fait. J’en aime même cette fin embrouillée qui se perd dans le monde des chimères. L’imagination des enfants est aussi riche et confuse que ces brillants rêves du conteur allemand. » Parmi ces auteurs romantiques n’oublions pas Shakespeare. D’ailleurs elle parle et écrit l’anglais couramment, ainsi que l’italien. Sa grand-mère l’enverra deux ans au couvent des Dames Augustines anglaises à Paris.
Danielle Bahiaoui – 2003